DU FU

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DU FU

Avec deux millénaires et demi d’histoire littéraire, il n’est pas étonnant que la Chine ait de la peine à choisir son Dante, son Shakespeare ou son Goethe, à savoir un seul auteur qui dépasserait incontestablement tous les autres. Elle a néanmoins un poète que les hommes de lettres s’accordent à reconnaître, de par la supériorité de sa technique et l’absolue sincérité de ses vers, comme «le plus grand des poètes chinois», le «saint de la poésie»: Du Fu. Mais, s’ils reconnaissent Du Fu comme «le plus grand», ils ajoutent aussitôt que son aîné et ami Li Bo est son pair. C’est que ces deux amis représentent les deux tendances de l’âme chinoise: Li Bo, taoïste anarchique, exprime la tendance dionysiaque, en quête de l’ivresse de la nature; Du Fu, par contre, est l’homme social engagé, le tenant de l’orthodoxie confucianiste. Sa passion intense pour l’ordre public, pour le bon gouvernement servi avec intégrité par des fonctionnaires loyaux prend corps dans la perfection formelle de ses vers, image de l’ordre social idéal auquel il aspire. En même temps, contrastes et dissonances, juxtapositions inattendues à couper le souffle montrent combien ses aspirations étaient loin d’être réalisées dans sa vie tourmentées.

Errances et malchances

Du Fu est issu d’une famille, modeste mais de lignage ancien, de petits fonctionnaires à budget limité; il est le petit-fils d’un poète mineur, Du Shenyan. Très tôt, il montra un réel talent poétique, mais il semble que, comme beaucoup de ses contemporains, il n’ait voulu l’exploiter que pour obtenir un emploi du gouvernement. Il garda sa vie durant l’impression d’être un homme d’État manqué; cependant, rien ne donne à penser qu’il ait eu des aptitudes quelconques pour la politique ou l’administration, et ses échecs répétés dans la carrière qu’il ambitionnait sont providentiels du point de vue de la littérature chinoise.

De sa vingtième à sa trentième année, Du Fu entreprend des voyages d’agrément et d’intérêt culturel dans l’est de la Chine, ponctués par l’échec à un examen pour un poste d’État passé à la capitale, Chang’an, en 736. Au cours de ses pérégrinations, il fit la connaissance de Li Bo, qui resta son ami tout au long de sa vie. En 746, à trente-quatre ans, il essaie encore de passer un examen d’État. Cette fois, tous les candidats sont refusés par le dictateur Li Linfu, qui détestait les intellectuels.

La même année, Du Fu s’installe dans la capitale. Il essaye à de nombreuses reprises d’obtenir un patronage pour ses écrits, car c’était, en dehors des examens, le moyen d’entrer dans une carrière officielle. Lorsque, en 755, à l’âge de quarante-trois ans, il obtint enfin un petit poste, il était réduit à un tel état de pauvreté qu’un de ses enfants était mort de faim. À la fin de la même année, ce fut la révolte de An Lushan, cette féroce guerre civile qui mit un terme à l’âge d’or du règne de Xuanzong, dévasta la Chine du Nord et ravagea la vie de Du Fu et de ses contemporains. Du Fu était absent de Chang’an lorsque la capitale tomba aux mains de l’armée rebelle en juin 756, mais il fut fait prisonnier tandis qu’il se rendait au centre de la résistance loyaliste au Gansu. Certains de ses poèmes écrits durant cette période décrivent de façon poignante la vie dans une ville occupée par l’ennemi.

En mai 757, Du Fu s’évade de Chang’an et fuit vers Fengxiang, où le nouvel empereur Suzong a établi sa cour; il se présente devant lui, dit-il, en sandales de paille et les manches trouées au coude. On lui accorda un poste à la chancellerie impériale en récompense de sa loyauté, et on croit qu’il se trouvait dans l’entourage de l’empereur quand celui-ci fit son entrée triomphale à Chang’an, reconquise à la fin de l’année.

Pendant son bref passage à la chancellerie de Chang’an, Du Fu compta parmi ses collègues plusieurs poètes célèbres et fit la connaissance de nombreux fonctionnaires qui lui furent utiles par la suite, au cours de ses années de voyage dans l’Ouest et le Sud. Après moins d’un an au palais, il fut muté dans un poste de province, à Huazhou en raison, semble-t-il, d’une indiscrétion. De cette époque datent les célèbres poèmes Trois Officiers et Trois Adieux , écrits pendant qu’il revenait d’une mission à Luoyang: témoin des ravages exercés par la guerre civile, il y décrit les souffrances endurées par le petit peuple.

Au début de l’automne de 759, Du Fu renonce à son poste et s’en va avec sa famille, apparemment (ses motifs ne sont pas très clairs) pour trouver un endroit plus paisible et plus favorable à l’épanouissement de son talent. Après avoir cherché en vain et à plusieurs reprises un havre qui lui plaise, il finit par s’établir à Chengdu dans le Sud-Ouest et, plus tard, à Kuizhou, près des gorges du Yangzi (fleuve Bleu). Chaque fois, il essaye d’allier la vie de gentilhomme campagnard à celle d’écrivain – avec un succès relatif, car il était obligé de compter, en grande partie, sur l’aide financière des autorités locales. Certains de ses poèmes, adressés à ses amis, sont de véritables suppliques.

En 768, Du Fu fit une randonnée de plusieurs centaines de kilomètres le long du fleuve Bleu, première étape d’un voyage projeté dans le Nord (et qui ne fut jamais achevé) pour retrouver les amis et les relations dont il était séparé depuis si longtemps. Il mourut deux ans plus tard, au cours d’un voyage où il lui arriva de rester cinq jours sans nourriture, ne pouvant accoster à cause d’une crue. Une tradition prétend qu’il mourut d’avoir mangé immodérément après ce jeûne prolongé. En fait, il était malade depuis de longues années.

Un modèle classique

Du Fu est le moins romantique des poètes. Les thèmes dont il s’inspire sont la douceur de la vie de famille, la chaleur de l’amitié et la souffrance des pauvres, et il en tire une émotion profonde. Peu de poètes ont été autant que lui capables de compassion et d’attendrissement. Les critiques ont parfois traité son œuvre d’«histoire poétique», et, de fait, bon nombre de ses poèmes sont une illustration très vivante de son époque: celui, par exemple, qui décrit une fête champêtre, la maîtresse de l’empereur et sa famille dans le parc de Chang’an, ou, encore, les longs poèmes relatant les voyages entrepris, seul ou en famille, dans le pays en guerre.

De son œuvre, il reste plus de 1 450 poèmes, dont plus de mille en vers «codifiés» (lüshi ), moins de cinq cents en vers «anciens» (gushi ) et une trentaine de morceaux de prose. Si les longs poèmes écrits en vers anciens, le style des ballades populaires, plaisent et sont facilement goûtés, c’est dans la forme plus stricte des vers codifiés, genre assez proche du sonnet européen, que Du Fu excelle et révèle toute sa maîtrise.

Dans certains des derniers poèmes qu’il écrivit dans le style nouveau, il fait preuve, à côté de cette maîtrise technique qui fit de lui le modèle classique de tous les poètes chinois qui lui ont succédé, d’une sensibilité poétique inconnue jusque-là. Il fait un usage polyvalent de l’imagerie qui anticipe une nouvelle forme de poésie qu’on ne trouve qu’un siècle plus tard en Chine et au XIXe siècle seulement dans certaines littératures européennes. Malheureusement, il est impossible de rendre en traduction la perfection technique de cette poésie. C’est pourquoi l’admiration que les Chinois portent à Du Fu est incompréhensible pour les lecteurs étrangers.

Du Fu ou Tou Fou
(712 - 770) poète chinois. Il vécut dans la misère et décrivit les souffrances du peuple (guerres, exodes des paysans, etc.).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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